Musique imaginaire
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Figure 1 :
découvrir une œuvre, c'est comme partir explorer
une île…
(Tagomago, Baléares)
Figure 2 :
…ou
visiter un territoire
(une ferme du Hurepoix)
Une expérience intéressante serait de vérifier si un auditeur a la même évaluation de la durée d'une oeuvre musicale, par exemple la cinquième symphonie de Beethoven, dans deux situations différentes : en passant le disque et en concert. La réponse objective serait que le temps du concert dédié à cette oeuvre, qui inclut la fin de l'entracte, le moment mis par l'orchestre pour accorder les instruments, l’interprétation de l’oeuvre, le salut du chef, et les applaudissements à la fin, est certainement plus long.
Pourtant, que ce soit dans une salle de concert ou dans une pièce de séjour, l'auditeur identifie la même chose comme objet d'art intentionnel : c’est l'ensemble des sons perçus durant l'intervalle entre le silence de début et le silence de fin, Il s’agit d’un moment bien dissociable et significatif par rapport à un environnement sonore habituel ou banal.
De la même manière, notre regard distingue la peinture ou la photo par rapport au mur où elle est accrochée, ou l'édifice par rapport au paysage. L'écoute est une attitude intentionnelle.
En 1954, John Cage créait une oeuvre appelée «4 minutes 33 secondes », pendant lesquelles un pianiste reste en silence les bras croisés devant son instrument, sans jouer une seule note. Lorsque cette oeuvre paradoxale et étonnante est au programme d’un concert, le public se met dans une attitude d'écoute intense pendant les 4 minutes 33, qui souvent sont conclues par des applaudissements enthousiastes. La réussite de cette expérience dépend effectivement de notre intention d'écoute et de celle des autres participants.
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En regardant de plus près l'oeuvre musicale dans sa dimension durée, elle peut comprendre plusieurs parties qui sont séparées par des silences.
Le plus souvent chaque partie se caractérise par une «ambiance », qui vient de la palette sonore utilisée, ou du type de jeu (piano, forte,...), et par une «tension », qui naît par exemple de la fréquence et de la diversité des événements ou des surprises.
Le premier et le dernier mouvements ont un rôle particulier : ils permettent d'entrer dans l'oeuvre, puis d'en sortir ; ceci leur confère le rôle de porte d'accès à l'intérieur, puis de porte de sortie vers l'extérieur. Ainsi, dès le début, l'auditeur entre, ou reste à l'écart. Le dernier mouvement présente l'issue vers les quelques secondes de silence qui précèdent le retour au quotidien.
Figure 2 : évocation des contours d'une oeuvre musicale
Voici deux façons parmi d’autres de ramener les auditeurs dans le quotidien :
quand la musique s’arrête tout simplement et sans préparatifs, ce qui donne une impression de réveil brusque après un rêve ; le souvenir reste clair ; il peut y avoir frustration (ou soulagement...) ;
quand la pièce s'achève sans ambiguïté par un mouvement final, (exemple : dzim, boum, tagada,... tsoin-tsoin, ou des équivalents plus élaborés de l’époque romantique avec force cuivres et percussions). L’impression est plutôt celle d'un réveil de type «grasse matinée » ; le souvenir qui restera est explicitement imposé par le compositeur ; l'auditeur sait qu'il approche de la fin du morceau, et il en savoure le dessert, sirop sucré ou pièce montée.
Les mouvements intermédiaires constituent le domaine intérieur de l'oeuvre. Ils sont comme les différentes salles de la visite du château, et peuvent aussi ménager des issues avec des entrées et des sorties.
Jusqu’à ce point, nous avons considéré la durée d’une oeuvre sur un plan global. Regardons maintenant le temps à la loupe, car dans la durée d'une oeuvre musicale il y a une grande succession de sons, parfois très rapidement.
A-t-on une notion précise de ce qu’est un son ?
en termes classiques de musicien, un son est caractérisé par sa hauteur, son timbre et sa durée ;
en termes d'acoustique, un signal sonore, son ou bruit, est caractérisé par son spectre fréquentiel, la forme de son enveloppe, et sa durée.
Parlons-nous de son ou de bruit? Pour l'acousticien, le son se ramène à un bruit particulier, et pour le musicien quelque peu ouvert, tout bruit peut être un son intéressant.
Un son ou bruit est décrit de manière courante en parlant de ses caractéristiques naturelles ou instrumentales : percussions, entretien, réverbération, écho, vibrato, trémolo, grave, aigu, brillant, sourd, etc., ou bien par référence à l'objet ou l'instrument qui émet le son : violon, trompette, cloche, pluie, avion, galets, voix, tonnerre, oiseau...
Les possibilités descriptives sont à la mesure de notre arsenal d'analogies, de nos archétypes et de nos repères culturels : ainsi l'expression «un son de contrebasse » n'évoque pas immédiatement la même chose pour un musicien classique ou un jazzman.
Approfondissons à la loupe (ou plutôt à l’oreille) l’observation des sons placés dans la dimension durée : comment identifier ou repérer des objets sonores, c’est-à-dire des sons ou bruits élémentaires, repérables et identifiables en tant que tels.
Nous conviendrons qu’un objet sonore est le plus court objet écoutable, c’est-à-dire à la fois audible et identifiable individuellement dans le déroulement de la durée.
L’objet sonore est une molécule ou un grain de musique [note 2.1]. Les linguistes utilisent pour leur domaine le concept de phonème.
Puis, après avoir prélevé tel ou tel objet sonore, nous cherchons à en décrire les particularités.
Nous pouvons encore affiner en observant les sons au microscope électronique, ou simplement en rester là pour aborder ensuite la question par d’autres angles.
Par l’analyse acoustique, il est permis de découper chimiquement chaque molécule en atomes plus élémentaires. Ce faisant, comme dans la chimie, les propriétés spécifiques de la molécule qu’on a « cassée » sont laissées de côté, car avec les mêmes atomes combinés différemment on peut synthétiser une grande variété de molécules aux propriétés très différentes. L’exploitation de cette voie se révèle une mine très riche pour la modélisation de synthétiseurs, mais n’est pas atteignable par des auditeurs ordinaires en situation d’écoute.
L’auditeur, ne disposant que de ses facultés auditives pour analyser, sera plutôt sensible aux nuances perceptibles de la durée et des deux autres composantes : couleur et présence, que nous développerons dans les chapitres suivants.
Le concept d' « objet musical » a été introduit par Pierre SCHAEFFER dans son ouvrage «Traité des Objets Musicaux ». Il donne une définition dont le contenu est plus riche que celui de notre plus trivial objet sonore, car SCHAEFFER considère que l'objet musical doit offrir un intérêt musical. Notre itinéraire croise donc ici celui du « Traité » tout en suivant un autre chemin ; mais nous aurons plus loin d’autres points de rencontre. |
Figure 3 : envol (Parc du Teich, Gironde)
Il semble démesuré d’analyser chaque oeuvre musicale objet sonore par objet sonore. Autant admirer une plage grain de sable par grain de sable ou caillou par caillou, ou une cascade goutte par goutte.
De même, si nous analysons un rythme de percussions, il est fastidieux et rarement utile d’analyser individuellement chaque frappe sur la peau de l’instrument. En réalité, c’est la séquence reconnaissable d’apparitions répétées d’un même objet sonore ou d’objets semblables qui nous intéresse. Cela est aussi vrai pour une mélodie chantée ou exécutée par un instrument, pour un gazouillis, pour des glouglous, etc.
Les occurrences peuvent être selon le hasard (comme les gouttes de pluie) ou régulières (comme un bruit de pas). L’objet que nous identifions est, en toute rigueur, un groupe d’objet : mais c’est sur le groupe entier que nous portons notre attention. Nous pouvons considérer que les groupes sonores sont comme des objets « granuleux », et que toutes les propriétés intéressantes des objets sonores pourront donc s'appliquer aux groupes sonores.
Figure 4 : apparition
Partons d’un exemple : un coup de cymbale est un objet sonore qui dure quelques cinq secondes. Un accord plaqué de guitare peut durer environ le même temps. Ce qui distingue de manière intéressante ces deux objets sonores est la hauteur des sons et le timbre des instruments cymbale et guitare. Mais il y a aussi quelque chose d’intéressant dans ce qu’ils ont en commun, soit la durée de cinq secondes.
Pour l'auditeur, avant le coup de cymbale, ou avant l'accord de guitare, c’est-à-dire avant l'apparition de l'objet, celui-ci est absent de l'espace sonore, et quand le son s'éteint au bout d'environ cinq secondes, cela fait comme si l'objet sortait de l'espace sonore. Il s’est donc passé quelque chose pouvant susciter l’intérêt d’un auditeur en attitude d'écoute. Ce quelque chose en commun est la provocation d’événements sonores :
apparition : l'objet absent ou inexistant devient présent dans l'espace sonore ;
disparition : l'objet présent devient absent de l'espace sonore.
Tout objet sonore provoque au moins les deux événements sonores identifiés ci-dessus. Cette banale mais incontestable remarque va engendrer une série de conséquences qui vont alimenter nos réflexions. Voici une première conséquence :
Si un objet apparaît pour la première fois, il crée alors un événement particulier : lors de cette première apparition, l'auditeur peut le mémoriser et s'en souvenir ensuite. Pour cet auditeur, l’objet acquiert un statut d’existence dans sa mémoire, même lorsqu'il sera par la suite disparu de l'espace sonore.
Lorsque nous entendons une mélodie ou un objet sonore particulier, cela peut nous évoquer un air, un son ou un bruit connu, ou ne rien évoquer du tout. Nous qualifions donc l’événement de manière différente si nous pouvons ou non identifier et reconnaître cet objet.
Pour le reconnaître, il faut l’avoir entendu auparavant, au moins une fois, et que, lors de cette fois là, il ait impressionné notre mémoire. Notre mémoire contient beaucoup de musiques et bruits familiers. Si un objet sonore permet d’évoquer un de ceux-ci, nous ne pouvons y être indifférents.
Inversement, lors de sa première apparition dans l’espace sonore, un objet peut ne rien évoquer dans la mémoire de l’auditeur ; cependant, son caractère original peut, à cet instant, éveiller l’intérêt, et déclencher une mémorisation qui peut être ré évoquée ultérieurement.
En résumé, le caractère d'indifférence ou d'intérêt dépend de l'objet sonore lui-même, de la personnalité et la culture de l'auditeur, et aussi des conditions d'écoute plus ou moins favorables.
L’apparition d’un objet sonore, qui est un événement objectif, présente donc un impact subjectif différant selon la reconnaissance et l’intérêt éprouvés par tel ou tel auditeur.
Selon cet impact, l’auditeur peut donner des qualificatifs à l’objet sonore qui vient d’apparaître :
absent / présent ;
inconnu / connu ;
indifférent / intéressant.
C'est seulement lorsque l'objet est présent (audible) dans l'espace sonore que l'auditeur peut être concerné par lui. En illustration, le médecin pratiquant des tests d’audition demande à son patient de déclarer avec objectivité s’il entend ou non des sons neutres qui n’affectent pas en principe sa subjectivité.
Selon que l'auditeur sait ou non l'identifier.
Il peut être connu de l'auditeur avant la première apparition, car culturellement familier (bruit naturel, instrument de musique).
Il peut encore être inconnu malgré la première apparition si, par manque d’intérêt, il n’y a pas eu mémorisation par l'auditeur.
Consciemment ou inconsciemment, tel ou tel auditeur jugera que la présence de tel ou tel objet sonore présente un intérêt.
L’auditeur va-t-il se laisser apprivoiser par les objets sonores? Par quel processus?
Pour le comprendre il nous faudra aussi analyser les effets sur l’auditeur des autres composantes de l’objet que sont la couleur et la présence.
A ce point de notre investigation, nous venons de mettre en évidence que l’auditeur est sollicité par la succession des événements sonores qui jalonnent sa perception de la durée. Mais l’environnement de l’auditeur qui écoute n’est pas seulement sonore. D’autres rythmes le stimulent, comme ses gestes conscients ou ses propres rythmes biologiques. Ces rythmes peuvent s'accrocher à ceux que suggère la succession d'événements de la musique.
Le compositeur peut jouer avec un couplage lâche (comme pour un bruit d'ambiance) ou rigide (comme pour une marche militaire). Il peut jouer sur des accrochages et décrochages, des oppositions de temps et des synchronismes ; il peut abandonner le rythme cardiaque pour attraper le respiratoire, essayer la résonance avec les ondes alpha, etc.
Le tempo n’est pas mécanique. Sauf effet volontaire, le temps du chronomètre ou du métronome n’est pas ressenti par l’auditeur. Ce qu’il perçoit sont des intervalles de durée entre événements concernant des objets sonores.
Le plus petit intervalle de durée perceptible à un moment donné est donc le temps qui sépare deux événements sonores tels que nous les avons définis, liés à des objets différents ou au même objet. Cette mesure est ainsi variable au cours du déroulement de l'oeuvre, comme si le temps était gradué de manière élastique.
Ainsi, dans le monde de la musique, quand on dira «à un instant donné », cet instant pourra valoir un dixième de seconde (par ex : un claquement de langue) comme une heure (par ex : une oeuvre minimaliste de La Monte Young peut suggérer l’éternité d’un seul instant).
Lorsque la musique est associée à un spectacle (danse, théâtre, cinéma, feu d'artifice, jeu de lumières ...), les événements sonores et visuels se superposent dans la durée, et s'articulent pour créer le rythme du spectacle dans son ensemble.
Figure 5 : le 17 juillet 2006 à 20H UTC
Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel
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