Musique imaginaire
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Le chasseur de son, que nous appellerons plus volontiers « chasseur d’objets sonores », utilise un microphone et un enregistreur. Son but n’est pas d’enregistrer la permanence des bruits divers, mais de constituer un échantillonnage d’instants ou de sons choisis dignes de figurer dans sa collection.
Deux méthodes sont utilisables :
la « pêche à la ligne », consistant à se mettre en attitude d’écoute et d’observation, et déclencher l’enregistrement lorsque c’est intéressant ;
la « pêche au chalut », consistant à enregistrer en continu l’environnement sonore ambiant, puis à réécouter la bande pour identifier et trier les objets.
Dans les deux méthodes, le chasseur doit, en direct ou en différé, se mettre en attitude d’écoute attentive, de préférence en fermant les yeux, afin de reconnaître des individus dans la multitude.
L’exercice est facile quand il y a peu de multitude (ou beaucoup de silence), mais n’est pas vraiment intéressant. Dans le cas contraire, le brouhaha peut mener au complet découragement.
Par exemple l’écoute des bruits de la ville en étant à la terrasse d’un café, outre l’agrément inhérent à la situation, amène bien des stimulations et réflexions profitables à notre propos. Nous encourageons donc le lecteur à réaliser un essai sans tarder, en invitant un ami ou une amie à boire un verre dehors et à énumérer tous les objets sonores qu’il ou elle entend. Cela pourrait donner quelque chose comme ce qui suit.
« Brouhaha de la circulation, conversations des consommateurs, bruits d’assiettes et de verres. »
Note : le feu de circulation passe au vert, et pendant plusieurs secondes le bruit assourdissant des véhicules qui démarrent couvre tout le paysage sonore.
« Ceci est un groupe de moteurs qui accélèrent, parmi lesquels je remarque la musique caractéristique d’une ancienne Coccinelle. Attendons qu’ils s’éloignent pour distinguer autre chose. J’entends maintenant le percolateur dans la salle derrière, et puis, à côté de nous, une cuiller qu’on remue dans une tasse. Un peu de calme maintenant : je crois même entendre au loin sonner une cloche, à moins que ce soit plutôt un bruit de casserole dans l’arrière-salle. Mais il y a cette personne qui éclate de rire maintenant à notre droite, et je ne peux plus entendre rien d’autre. »
Figure 1 : déferlante
Les sensations d’intensité sonore que nous recevons peuvent varier du niveau presque inaudible au niveau assourdissant. Un objet sonore de forte intensité masque les autres, et un objet d’intensité faible a besoin d'être entendu dans un grand silence pour que sa présence soit discernée.
L’exercice consistant à distinguer intelligiblement les sons les uns des autres est beaucoup plus difficile à partir de l’analyse d’une bande enregistrée que lors de l’écoute physique directe. En effet, nous bénéficions en direct de la possibilité de situer les positions des objets, et donc d’un paysage sonore en relief.
Selon la latéralité gauche / droite notre paire d’oreilles nous procure une écoute stéréophonique,[note 3.1] grâce au léger décalage de temps pour que le son parvienne aux deux récepteurs distants de l’épaisseur d’une tête.
Quand il s’agit de caractériser un objet sonore comme proche ou éloigné, cela ne tient pas à l’implantation des oreilles. Par expérience, nous associons le caractère lointain aux sons dont les couleurs ont perdu du contraste pendant leur propagation : dynamique plus faible, atténuation des fréquences aiguës, réverbération sur des parois.
Lors d’expériences d’enregistrement, en dessous d’un certain niveau d’intensité du son, le magnétophone n’enregistre rien, sinon du bruit de fond si l’on augmente la sensibilité, et, au contraire, au-dessus du niveau de saturation (l’aiguille dans le rouge), l’enregistrement est inintelligible.
Le phénomène est semblable pour la perception humaine, qui est limitée par un minimum et un maximum : l'addition des niveaux sonores de l'ensemble des objets doit être supérieure au seuil de perception (seuil de sensibilité) et en dessous du seuil de douleur (seuil de saturation). En outre, comme toute perception humaine, celle des niveaux sonores n'est pas additive, mais logarithmique : au dix-neuvième siècle, deux physiologistes, Weber et Fechner, ont constaté empiriquement que l’homme est plus sensible à la différence relative des intensités qu’à la valeur absolue des intensités. Cette perception des différences d’intensité est elle-même limitée par le seuil différentiel. C’est pourquoi les niveaux sonores sont exprimés en décibels : pour doubler la sensation d’intensité sonore il faut multiplier l'excitation acoustique par 10, et le fait de doubler l’excitation acoustique (par exemple doubler la puissance d’un amplificateur) ne fait hausser la perception que de trois décibels (3 dB).
Ainsi pratiquement dix voitures ne produisent que deux fois le bruit d’une seule voiture, cent choristes ne chantent que deux fois plus fort que dix choristes et que quatre fois plus fort qu’un soliste. Pour se faire entendre deux fois plus fort par les autorités, mille manifestants doivent revenir à dix mille !
L’oreille a son maximum de sensibilité dans la plage des fréquences de la parole, soit entre 400 et 6000 Hz, et cette sensibilité dépend de la fréquence. Un autre physiologiste, Fletcher, a déterminé les courbes, dites d’isophonie, de sensation égale de niveau sonore en fonction de la hauteur du son. Par exemple, un son très grave de 35 Hz doit être 40 dB plus énergétique qu’un son de 3 500 Hz pour donner la même sensation d’intensité. Ces courbes sont établies pour une population moyenne, mais chaque individu peut faire établir son audiogramme personnel chez son médecin oto-rhino-laryngologiste.
Les niveaux d’intensité physiologiques sont mesurés en phones : zéro phone correspond au seuil de perception, 120 phones au seuil de douleur. On comprendra, grâce aux courbes isophones de Fletcher (ci-après), que les sons très graves ou très aigus sont facilement brouillés par les sons de la voix humaine.
Figure 2 : courbes de Fletcher
Les chasseurs de sons peuvent témoigner d’une dure loi de la jungle dans le monde des objets sonores : les plus forts écrasent les plus faibles. Mais, de la même manière que, une fois le lion parti, les zèbres et les antilopes cohabitent pacifiquement dans les vastes prairies de Tanzanie, quelle harmonie peut s’établir entre des objets sonores simultanés et d’intensités comparables?
En analogie avec le monde de la photo en noir et blanc, nous pouvons faire une description comparée des objets sonores présents grâce à des paramètres de lumière et contrastes : des objets sont petits, d’autres plutôt gros car ils occupent beaucoup d’espace. Certains ont des contours précis, d’autres sont plutôt diffus. Il y en a qui sont transparents ou opaques, selon qu’ils laissent ou non entendre les autres sons.
Lorsqu’il y a équilibre, c’est à dire que les objets ont des intensités proches, même nombreux les objets peuvent bien clairement être distingués les uns des autres, et cette intelligibilité semble facilitée par les positionnements spatiaux proches / lointains et gauche / droite.
Plusieurs objets mis ensemble pourront ou non se mélanger en un seul objet selon les auditeurs ou les circonstances. Par exemple :
La conjonction d’un coup de cymbale et d’un accord plaqué au piano est correctement identifiée par ceux qui connaissent bien ces instruments de l’orchestre, alors que les non-initiés confondront le tout en un seul instrument ;
Le bruit d'un moteur au ralenti contient une foule d'informations perçues par l'oreille experte du mécanicien. Cet objet sonore résulte de la combinaison de plein d’autres : l’admission d’air, la distribution, les pièces en rotation, l’échappement, etc.. Avec l’expérience, le mécano discrimine très bien ces bruits très différents qui n'évoquent rien d'autre qu'un ronronnement pour l'automobiliste béotien (qui peut-être est par ailleurs un excellent musicien).
Figure 3 : mélange d’objets
Sur la ligne du haut, on superpose un disque et un triangle différemment tramés : l’oeil analyse bien l’image résultante comme un triangle et un disque. Sur la ligne du bas ; les deux objets possèdent la même trame : la superposition résulte naturellement en une forme de trou de serrure pour celui qui n’aurait pas vu qu'il s'agissait au départ d'un triangle et d'un disque..
L'expérience auditive ou musicale est importante pour pouvoir discriminer plusieurs objets sonores simultanés : dans la mesure où ces objets sonores sont déjà bien connus, la discrimination est aisée. Dans le cas contraire la confusion est quasi systématique. Par exemple, le mélange de deux sons de synthétiseur n'ayant pas préalablement été entendus séparément : ils sont confondus par l'auditeur comme formant un seul objet ; ce qui peut d'ailleurs être l’effet recherché.
Paradoxalement ce peut être un enjeu pour le chef d’un orchestre symphonique de faire résonner l’orchestre comme un seul instrument au timbre nouveau et riche, ce qui émerveille même les auditeurs les plus éclairés. Ceci est jouable pour la musique symphonique, car la variété des instruments est limitée et fait partie de la culture. En revanche, pour la musique électronique, les objets sonores sont «inouïs », et donc très miscibles dans l’oreille des auditeurs pour créer d’autres objets originaux. Une option pour le compositeur, avant de jouer de combinaisons d’objets, serait d’exposer d’abord séparément ces objets pour que les auditeurs sachent les identifier.
Les considérations ci-dessus nous ont permis de dégager quelques caractéristiques tangibles pour résumer le résultat de l’écoute de la présence des objets sonores. Ces caractéristiques sont individuelles ou relatives aux autres objets présents :
Audible / inaudible :
masqué ou non par un autre objet ;
Fort / faible :
niveau d’intensité sonore ressentie ;
Dominant / égal / dominé :
position par rapport aux autres ;
Ponctuel / réparti :
en stéréo, selon que la «source acoustique« parait ponctuelle (ex : un chanteur) ou massive (ex : un chœur).
Proche / lointain :
l'oreille perçoit comme lointain un son dont la couleur est peu contrastée : dynamique faible et atténuation des fréquences aiguës ; nous verrons plus loin que cet effet est accentué par la réverbération.
Musique imaginaire ISBN 978-2-9530118-0-7 copyright Charles-Edouard Platel